Disney négocie, en toute discrétion, la prolongation de sa convention de 2030 à 2040, qui lui permet d’aménager ce territoire de l’Est parisien. Une requête qui ravive les frictions des élus avec le géant américain, dont la toute-puissance agace de plus en plus.
Les tractations vont bon train entre Disney et l’Etat. A Matignon, les réunions se multiplient depuis cet été avec les dirigeants de Disneyland Paris. A la préfecture, Michel Cadot, le préfet d’Ile-de-France, a remis sur pied les comités de suivi, qui réunissent les élus du territoire de Val d’Europe, la région, le mastodonte de loisirs américain, et l’Etat. Plus de dix ans que cela n’avait pas eu lieu. Après une première réunion le 2 juillet, une autre le 22 novembre, une troisième est attendue pour février ou mars. Sur la table, un sujet sensible : la prolongation de la convention signée en 1987 entre la firme américaine et l’Etat, que Disney voudrait voir passer de 2030 à 2040.
Bien sûr, la situation s’y prête. The Walt Disney Company a annoncé au début de l’année dernière un investissement de 2 milliards d’euros pour agrandir son parc de loisirs avec 1.000 emplois directs à la clef. Pour le groupe, rallonger la durée de la convention permet de pérenniser son action sur le site. Mais c’est aussi une façon de garder la main sur un territoire où il oeuvre depuis trente ans.
Meccano inédit
Or, derrière le monde merveilleux des manèges, la colère gronde. Les élus sont de plus en plus sceptiques face à un Mickey devenu tout-puissant. La faute, en grande partie, à un fonctionnement jugé dépassé. Dans les années 1980, lorsque Disney décide d’implanter son premier parc d’attractions européen à Marne-la-Vallée, à l’est de Paris, quelques villages d’une centaine d’habitants parsèment des champs à perte d’horizon. Pour l’investisseur américain, l’Etat déroule le tapis rouge.
Pour porter cette opération d’intérêt national, il met en place un Meccano resté inédit aujourd’hui. En 1987, un partenariat public-privé, aux mécanismes juridiques négociés pendant trois ans, est signé entre l’Etat, le gestionnaire de Disneyland Paris, la RATP, le département de la Seine-et-Marne et la région. Aujourd’hui, « cette planification à la soviétique », comme la vilipendent certains, pèse. La convention, malgré huit avenants signés au fil des ans, n’a pas bougé dans ses fondements. De fait, elle octroie au groupe privé des avantages de taille que justifiait à l’époque sa prise de risque dans ce no man’s land.
Foncier « mis sous cloche »
En matière foncière d’abord. A ce jour, 2.230 hectares – soit un cinquième de Paris – ont été acquis par l’Etat et sont réservés pour Disney, qui en a déjà aménagé la moitié. Les terrains sont viabilisés par l’établissement public EpaMarne, puis vendus à la firme américaine, qui en est l’aménageur exclusif. Mais pas à n’importe quel prix. Le mécanisme est complexe, mais permet à Disney de les racheter à un prix extrêmement avantageux, pour les revendre ensuite à des promoteurs.
« Les terres sont non seulement achetées au prix de 1987, mais leur coût d’aménagement ne prend pas en compte les équipements publics et une partie des bassins d’eau pluviale, qui sont à la charge des collectivités locales », décrit Jérôme Lecerf, directeur de cabinet à Val d’Europe Agglomération. Or les plus-values immobilières de Disney augmentent au fur et à mesure que le territoire prend de la valeur.
Les élus sont dépossédés d’une partie de leurs prérogatives. Le foncier est en quelque sorte « mis sous cloche » par Disney, qui décide, en accord avec l’Etat, de l’aménagement des sept communes que compte l’agglomération de Val d’Europe (Bailly-Romainvilliers, Chessy, Coupvray, Magny-le-Hongre, Serris, Villeneuve-le-Comte, Villeneuve-Saint-Denis). Un cas unique. Le maire de Chessy est ainsi en bisbille depuis des années sur la part des logements sociaux, qu’il voudrait voir plus nombreux sur sa commune.
La locomotive Disney
« Cette extraterritorialité pèse sur les marges de manoeuvre des maires », reconnaît un représentant de l’Etat. Et les petits villages, devenus grands, veulent aujourd’hui leur part. Pas question pour eux de remettre en cause le rôle de locomotive que joue Disney sur le territoire. Mickey, ici, a marché à plein. Le parc de loisirs est devenu la première destination touristique d’Europe avec 15 millions de visiteurs annuels. De quelques milliers d’habitants, la population a grimpé à 35.000 en trente ans (60.000 sont attendus d’ici à 2030). Autant d’emplois ont été créés, dont 16.000 dans les activités Disney (parc, hôtels, etc.).
Les transports, financés par l’Etat, en font un des hubs franciliens majeurs, avec le RER A, le TGV, la proximité de l’A4. « En vingt-cinq ans, l’Etat a investi 800 millions d’euros en transports et achat des terrains, ce qui a généré 80 milliards d’euros de retombées économiques », souligne Nicolas Ferrand, ex-directeur de l’EpaMarne, désormais à la tête de la Solideo, qui gère les équipements des JO. Pour preuve de l’attractivité du territoire, Val d’Europe ne sera battu qu’à la dernière minute par Saclay dans la candidature pour l’Exposition universelle de 2025 (abandonnée depuis).
Equipements publics
Mais les élus restent sur leur faim à propos des engagements économiques de Disney. Dans la convention, des objectifs chiffrés – renégociés à la marge en 2010 – stipulent que, d’ici à 2030, doivent être réalisés 14.310 logements, 600.000 mètres carrés de bureaux, 690.000 mètres carrés d’activités et 372.000 mètres carrés de commerces.
Or Disney a mis le paquet sur les logements. En 2017, 11.000 avaient été déjà construits. « Pour un aménageur, c’est l’opération la plus rentable, elle vient souvent équilibrer le bilan », glisse un observateur. Des logements de 4.200 à 5.000 euros le mètre carré, au style mi-haussmannien, mi-Art déco, qui se vendent bien. Mais si l’opération est plus avantageuse pour Disney, elle vient déséquilibrer les finances des communes, pour qui les équipements publics (crèche, école…) sont coûteux. Certaines ont vu leur population multiplier par dix depuis la fin des années 1980.
Grands comptes
A contrario, les réalisations sur le plan économique ne suivent pas le même rythme. En 2017, 130.000 mètres carrés de bureaux avaient été livrés, et 70.000 mètres carrés d’activités économiques. Loin des chiffres annoncés. Ce qui signifie des recettes fiscales moindres pour les communes, déjà affectées par la fin de la taxe professionnelle (TP). « La dynamique n’est plus la même, les recettes fiscales ont diminué des deux tiers », déplore Jean-Paul Balcou, président de Val d’Europe.
Val d’Europe peine à attirer des entreprises, même si les choses évoluent. Au départ, Disney a fait le pari périlleux d’attirer des grosses boîtes en gelant certaines emprises à cette fin. Mauvais calcul. « Nous avons cherché à attirer des grands comptes trop tôt, le territoire n’était pas encore mature », reconnaît Damien Audric, directeur de l’immobilier chez Eurodisney. « Nous avons insisté pour que ces parcelles servent à des PME, nous avions des demandes d’entreprises, mais les exigences de Disney étaient parfois trop contraignantes », raconte Arnaud de Belenet, ex-président de Val d’Europe, aujourd’hui sénateur (LREM) de Seine-et-Marne. Les prix proposés ont parfois dissuadé des petits patrons de s’installer.
Pôle tertiaire
Aujourd’hui, le tissu de PME et TPE est dense, même si certaines zones économiques peinent à se remplir. Des sièges régionaux (Orange, Société Générale…) sont séduits par un immobilier de qualité, un haut niveau paysager et environnemental, des prix abordables, et la proximité de l’aéroport Roissy-CGD. Val d’Europe abrite 5.000 établissements, dont 2.600 marchands, surtout dans le domaine des services. Disney tente de rattraper son retard en multipliant les sorties de terre de bureaux depuis deux ans. « Nous réalisons 8.000 mètres carrés de bureaux par an en deuxième couronne parisienne, dont une partie en blanc, ce qui n’est pas courant », met en avant Damien Audric.
Car l’enjeu, dans la concurrence du Grand Paris, reste d’en faire un pôle tertiaire . Mais n’est pas la Défense qui veut. De belles prises ont été annoncées, avec le Crédit Agricole Brie Picardie, qui s’installera à Chessy fin 2020, et Deloitte, qui implantera son campus international en 2021, au coeur du golf de Bailly. « Mais il manque toujours deux ou trois locomotives du CAC 40 », reconnaît Jean-François Ker Rault, président du Club des entrepreneurs de Val d’Europe (Ceve). A 35 kilomètres de Paris et à l’extrême fin du RER A, malgré la promesse de davantage de cadences, il n’est pas toujours facile d’attirer les salariés… Et puis Mickey polarise encore l’image du territoire. « Marne-la-Vallée, pour beaucoup, c’est loin et c’est Disney », tranche Laurent Girometti, président de l’EpaMarne.
Pertes record
Longtemps, le tête-à-tête entre Disney et l’Etat a prévalu, avec l’impression pour les élus que la firme américaine tenait les rênes. Les dirigeants ont des liens privilégiés avec l’Elysée. « C’était flagrant sous Sarkozy, un peu moins sous Hollande, mais l’an dernier, c’est directement auprès d’Emmanuel Macron que Bob Iger, le président du groupe, a annoncé son investissement », glisse un observateur. La situation financière tendue du gestionnaire du parc, illustrée par les pertes record de 2015-2016 , fait craindre régulièrement un repli de la maison Disney. On le chouchoute donc. Certes consultés, les élus n’ont, au final, pas leur mot à dire, puisqu’ils ne sont pas signataires de la convention.
Face à la grogne montante des élus, Disney a lâché la bride. La stratégie du bulldozer n’est plus de mise. Un nouveau pacte s’est redessiné depuis deux-trois ans en marge de la convention. « Des désaccords ont pu exister, mais, aujourd’hui, le travail est étroit avec tous les acteurs, nous avons des comités de pilotage, des comités techniques avec chaque commune », fait remarquer Damien Audric. Certaines règles de la convention ont été assouplies. Depuis 2010, Disney verse une participation aux équipements publics, à raison de 2.100 euros par logement.
Mais les élus, échaudés par la première prolongation de la convention que Disney a obtenue en 2010, dans la lignée du projet Villages Nature , pour passer de 2017 à 2030, voient d’un mauvais oeil cette nouvelle requête du groupe. Disney y avait obtenu l’extension de ses droits fonciers de 1.943 à 2.230 hectares. Cette fois-ci, ils risquent de poser leurs conditions.
Source :Marion Kindermans pour lesechos.fr